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Ce sera donc le Rossiya
qui nous emmènera à Moscou. Le Rossiya, c'est LE transsibérien,
celui auquel tout le monde pense en prononçant le nom de cette
ligne. Car en fait, tous les trains, régionaux, ne faisant que le
trajet entre deux villes sibériennes, ou ceux parcourant les 10.000
kilomètres séparant le Pacifique de la capitale russe, sont des
transsibériens. Il n'y a qu'une ligne allant d'un bout à l'autre.
Le Rossiya est le seul train enchainant les tchacatchacs à travers
toute la Sibérie, sans relâche de Vladivostock à Moscou et
inversement, arborant fièrement à travers plaines et taïga les
couleurs nationales blanc, bleu et rouge de ses wagons .
Nous montons dans notre
wagon, en classe plastkartni.
Un peu plus de 70 heures en 3ème classe, ça risque d'être long,
mais nos finances – ou plutôt le peu qu'il en reste - nous y
obligent. Il s'agit d'un wagon de 60 personnes, sans véritables
cloisons fermant les compartiments, sans portes, sans rideaux. Tout
les passagers vivent ensemble pendant toute la durée du voyage. Il
faut donc espérer avoir des voisins sympa, parce qu'en réalité, le
transsibérien, c'est peut-être avant tout les voyageurs avec qui
l'on partage l'espace entre quatre couchettes, les tentatives de
discussion dans la langue de l'un ou de l'autre, dans un
baragouinement d'anglais ou, au pire, dans des tentatives désespérées
de mimes. Et elles ont toujours été sympa ces rencontres, jusque
là. Car, rappelez vous, pour nous, le transsibérien a commencé à
Pékin. Il y eu d'abord ces jeunes Mongols de l'Est, qui, dans leurs
livres, nous firent découvrir leur pays sans songer que nous en
tomberions vite amoureux. Puis il y eu Malte et Verena, avec qui nous
commencions à faire connaissance avant de nous lancer sur les pistes
des steppes pendant trois semaines. Et puis il y eu Irena, qui est
peut-être mariée à l'heure qu'il est. Qui serons nos camarades de
voyage, cette fois-ci?
Le
temps de mettre nos sacs sous les banquettes en skaï ou dans les
filets au dessus de nos têtes et de nous installer, Tina en haut et
moi en bas (choix stratégique), un jeune russe d'une vingtaine
d'années prend place sur la couchette en face de la mienne.
Zdrastvouytye. Il
s'assied sur sa banquette, face à moi, et me regarde. Dans un
anglais hésitant, il me demande, avec un sourire espiègle:
- Étrangers,
n'est-ce pas?
- Oui.
- J'en
étais sûr.
Et il
continue de préparer sa couche. Interloqué qu'il ne me demande pas
d'où nous venons, comme si le simple fait de savoir que nous ne
sommes pas russes lui suffisait à satisfaire sa curiosité, je fais
comme lui et m'occupe avec mes draps et couvertures.
Puis
une femme monte, la quarantaine. Elle aura la deuxième couchette du
haut. Elle parle en russe avec le jeune. Ils nous regardent, chacun y
va de ses hypothèses pour savoir d'où nous venons. La femme a les
yeux vitreux et son sac en plastique fait des bruits de bouteilles
qui s'entrechoquent.
Ça
promet.
Mais,
même russe, une femme reste une femme, et sa curiosité va plus loin
que celle du jeune homme. Elle ne parle pas anglais, elle lui
demande donc de nous poser des questions.
- Elle
veut savoir d'où vous venez.
- France
et Slovénie.
- Ah.
Et vous vous êtes rencontrés en voyage?
- Oui...
Il y a 9 ans.
Il
traduit. Ils ne commentent pas. J'enchaine.
- Et
vous? Êtes-vous d'Irkoutsk?
- Oui.
Silence...
Ça change des pays traversés auparavant où les gens montraient
toujours beaucoup de curiosité à notre égard, ce qui facilitait le
contact. Ici, nous ne somme plus si spéciaux après tout. Il faudra
se réhabituer à être « normaux ». J'enchaine donc,
dans l'espoir d'en savoir un peu plus sur eux.
- Et
où allez vous?
- A
Krasnoyarsk, les deux.
D'une
certaine manière, je suis rassuré. Nous n'aurons pas à les
supporter pendant trois jours s'ils s'avèrent être de véritables
portes de goulags.
- Et
vous? J'imagine que vous allez à Moscou, continue le garçon.
- Oui.
(Décidément, il devine tout).
La
conversation finit par prendre.
- Elle
est bourrée. Et ce qu'elle raconte n'a pas beaucoup de sens, nous
confie-t-il en désignant la femme. Elle s'appelle Svetlana, et moi,
c'est Vitaly.
- Regardez
ce que j'ai dans mon sac, nous dit elle. Des bières. Vous en
voulez?
Vitaly
refuse gentiment, nous permettant de décliner cette invitation sans
avoir l'impression d'être trop impolis. Il nous explique que, en
Russie, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer en Europe de
l'Ouest, il est rigoureusement interdit de boire dans le train. La
provodnitsa, la
responsable du wagon, veille sur le calme, la propreté, le samovar,
et vend des petites friandises, du thé et du café. Elle a l'œil
partout. En plus, elle loge juste derrière nous et a d'ailleurs déjà
repéré l'allure de soûlarde de Svetlana. Si elle nous prenait à
boire de l'alcool, l'amende serait lourde.
Mais
Svetlana insiste et nous explique la technique pour ne pas se faire
attraper. En fait, selon elle, ce sont les bouteilles d'alcool qui
sont interdites. Il suffit donc d'avoir des verres... et de cacher
les bouteilles. Mais bien sûr! Et si on nous demande, nous dirons
que c'est du jus de pomme! Les deux russes, en habitués des trajets
à rallonge, ont justement leurs gobelets avec eux, mais nous n'en
avons pas. Qu'à cela ne tienne, Svetlana va voir la provodnitsa.
Elle revient avec des sachets de café instantané... et des verres.
Les capsules sautent, nous voici trinquant avec nos timbales en
aluminiums et nos godets émaillés. Trois étudiants tchèques,
voisins et voisines de couchettes, que le bruit et l'odeur
auront sans doute attirés, nous
rejoignent. La provodnitsa, pas vraiment dupe, nous repère vite.
Aïe. Elle emmène Svetlana à part pour lui parler. Nous redoutons
la contravention. Et puis Svetlana revient avec 7 canettes d'un demi
litre de Baltika, la
bière locale. C'est la Provodnitsa qui les a sorties d'entre ses
piles de draps. Elle les vend au noir et double ainsi son salaire.
Nous descendons les litres rapidement, retournant plusieurs fois nous
ravitailler auprès de la chef de bord.
Alors
que la nuit tombe et que le wagon commence à s'endormir, nous
parlons de plus en plus fort. Tina et moi sommes évidemment les
premiers à tituber verbalement. Mais il est compliqué de
communiquer, Svetlana ne parlant pas un mot d'anglais. Vitaly a une
idée, jouons au jeu des mimes. Il faut se faire deviner des mots,
des expressions ou des phrases en les mimant. Ceci devrait résoudre
le double problème de la langue et du bruit. Mais ça ne marche pas
du tout, nous faisons évidemment encore plus de bruit.
De
l'atmosphère que je trouvais encore glaciale il y a quelques heures,
nous passons à une franche rigolade. Polyglotte. Les excités du
wagon, ceux qui empêchent 50 personnes de dormir, c'est nous. Un peu
gênés, nous constatons que personne de viendra se plaindre. Pas
même la provodnitsa. J'imagine qu'elle assume. En troisième classe,
on amène ses boules Quiès et on supporte. Ou alors on paye pour
être en kupe!
Le
lendemain matin, la gueule de bois n'est pas arrangée par le roulis
du train. Il n'y a pas idée de prendre le transsibérien lorsque
l'on supporte aussi mal l'alcool que nous deux! Nous discutons avec
Vitaly et Svetlana. Elle nous raconte qu'elle vient de perdre son
père, elle retourne chez elle après les funérailles. Voici qui
explique son état, hier. Vitaly nous explique qu'il va retrouver sa
copine, et qu'il prendront l'avion pour aller passer le week-end à
St Saint-Pétersbourg. Nous parlons histoire, politique. Il mentionne
Napoléon, je lui précise que les Français l'aiment bien moins
qu'il ne l'imagine. Je mentionne Poutine, il me réplique que les
Russes l'aiment bien plus que nous ne l'imaginons. Et Medvedev? Un
pantin. Nous voici d'accord. Nous échangeons nos e-mails. Faisons
une photo. Les deux reprennent alors cette tête d'enterrement
typique des Russes. En regardant ce que ça donne sur l'écran de
l'appareil, ils se marrent tous les deux. Un Russe ne sait pas
sourire sur une photo, nous disent-ils, ça fait partie des choses
immuables de ce pays. Et puis ce sont les embrassades d'adieux. Le
train, beaucoup trop tôt à notre goût, a fini par arriver à
Krasnoyarsk. C'est avec regret et émotions que nous laissons partir
nos deux compagnons d'une nuit d'ivresse. Première leçon russe:
Dans ce pays, la glace peut être épaisse, et après l'hiver, c'est
le printemps. Il faut donc savoir ne pas s'arrêter à cette froideur
de surface, et laisser sourdre la chaleur des Russes. Elle finira par
enivrer autant que leur vodka, peut-être de façon aussi pernicieuse
et inattendue.
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Le
train repart. Encore une soixantaine d'heures à faire. Nous
traversons notre premier fuseau horaire. Il y en aura quatre autres,
en trois jours. Rapidement, on ne sait plus trop où on en est.
A
bord, on se nourrit principalement de thé et de Dochirak,
ces nouilles déshydratées au bœuf ou au poulet. Le samovar en bout
de wagon fournit de l'eau bouillante à volonté. Quand le train
s'arrête en gare, c'est pour 10 à 20 minutes, le temps de se
dégourdir un peu les jambes, de trouver une de ces mamies sur le
quai qui, pour quelques roubles, vous vendra des œufs durs, des
pommes de terres chaudes ou une cuisse de poulet qu'elles sortent de
leurs glacières. Avec un peu de chance, et à conditions d'être
assez rapide, on aura peut-être droit à quelques produits frais qui
se font tant désirer sur ce train: tomates, concombres, pommes.
A
Krasnoyarsk, c'est une jeune femme avec sa petite gamine de 4 ou 5
ans qui prend la place de Vitaly. Puis un homme des bois qui prendra
la couchette du haut. Là, plus personne ne parle anglais. Difficile
de communiquer, autrement que par des regards furtifs, timides, des
sourires. Et puis par le partage, première règle à bord de ce
train. Biscuits, crackers salés, cacahuètes ou pignons de pin, on
distribue à droite et à gauche. La gamine est une vraie pipelette,
incroyable. Elle se balade dans tout le wagon et fait connaissance
avec tout le monde. Notre voisine de couchette finit par l'adopter,
nounou temporaire de voyage.
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Les
journées se ressemblent. Le paysage défile à 60 km/h. Des
bouleaux, des cabanes en bois, des petits villages. Tchacatchac
tachacatchac, sur le même rythme que le passage des poteaux
électriques. On regarde dehors de temps en temps, et puis on se
remet à dormir, ou on se replonge dans son bouquin. C'est le moment
de remettre à jour le carnet de route. Tchacatchac tchacatchac,
comme une berceuse. Les autres voyageurs sont calmes. Ils dorment.
Chacun a son rythme dans ce train. Certains sont aux Dochirak et
saucisson sec à 8h du matin avant d'attaquer une énième partie de
cartes, d'autres sont au chocolat chaud à midi, entre deux siestes.
Un touriste, au fond, s'efforce de lire son Guerre et Paix. Il
s'était juré de l'avaler jusqu'à la dernière page avant d'arriver
au bout de la ligne. Mais c'est peine perdue. Personne ne le lui a
dit, mais dans le transsibérien, on n'a pas le temps de lire tant
que ça. Trop de rencontres, trop de partage.
Dehors,
c'est toujours le même paysage, qui défile lentement. On se sent
comme dans une bulle de savon incontrôlable, filant au gré du vent,
nous isolant du paysage que l'on voit pourtant défiler passivement
sous nos yeux, en silence. Personnellement, j'ai trouvé cette
expérience frustrante, d'une certaine façon, parce que j'aurais
aimé pouvoir sauter du train et visiter ces petits villages le long
de la voie ferrée. Connaître la Sibérie rurale. Rencontrer la
mamie qui retourne la terre de son potager, le papi sur son tracteur,
l'éleveur qui réunit ses bêtes, la famille qui rentre à pied au
village. Faire la campagne de Russie. A ma façon. Et en hiver. De la
Carélie au Kamtchatka, en passant par St-Petersbourg et la mer
Baltique gelée puis par les territoires touvains de l'Altaï où
vivent les nomades et les chamanes. Ce sera dans un prochain voyage,
peut-être. En deux roues. Ou trois, au guidon d'un side-car vert,
comme celui de Boltchykoti. Avec un vieux casque en cuir et de
grosses lunettes d'aviateur, à fond sur la glace du lac Baïkal ou
longeant les rives de l'Amour. Traversant les 10 fuseaux horaires du
pays à ma vitesse. Ah ouais, ça aurait de la gueule, ça !
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Après
notre deuxième nuit à bord, arrivés à Novosibirsk, la mère et sa
gamine laissent place à... une autre gamine du même âge, mais
cette fois, accompagnée de sa grand-mère. Bien moins pipelette,
bien plus pleurnicharde (la gamine). Pas plus facile de communiquer,
mais la mamie, une experte en origamis, décidera de nous faire
partager son savoir-faire. Nous voici à plier religieusement des
petits bouts de papier dans tous les sens, jusqu'à ce qu'ils se
transforment, comme par magie après le dernier pliage, en petits
anges. Et notre voisin de derrière se met à jouer de la guitare et
à chanter.
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Tina
commençait à tourner en rond, moi, j'aurais finalement pu y passer
encore un ou deux jours. C'est reposant, ce train, ça fait du bien.
Et puis... Je n'ai pas envie d'arriver. Ce trajet, c'était trop tôt
le début de la fin. Et voilà. Nous sommes déjà sur les immenses
quai de la gare de Leningrad, à Moscou.
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